Le 16 mai 2011

Culture et société

La nature et les médias

Jean Paré, journaliste et auteur

D'un livre d'histoire du futur :

«Vers la fin du XXIe siècle, les famines dues à la destruction d'habitats et à la pénurie d'eau condui­sirent les trois puissances centrales à interdire l'élevage sur toute la planète. Les quinze milliards d'humains furent nourris de soya, de maïs, de riz et de quelques autres plantes cultivées pour leurs vertus particu­lières. Presque tous les animaux sauvages furent exterminés, si petits fussent-ils, tant l'extrême rareté de la viande leur donna de la valeur. Ce que l'on appelait la cuisine disparut. Le plaisir de manger suivit. On fabriqua des tablettes nutritives, dites équilibrées, en si grande quantité qu'elles étaient distribuées ­gratuitement. Trois unités par jour suffisaient à garder quelqu'un en parfaite santé. L'obésité, regardée comme une obscénité et fortement réprimée, devint un mode de protestation, tout comme la ­consommation d'hallucinogènes “naturels”...»

Toute technologie désuète devient le contenu de la suivante, avait compris Marshall McLuhan, et un nouvel objet de consommation ludique. Pouvons-nous vraiment intervenir pour empêcher toutes les catastrophes écologiques annoncées, puisque nous les avons parfaitement intégrées dans le cadre de la normalité médiatique? Hier, c'étaient le progrès technique et la stupéfiante découverte des lois de la matière qui faisaient la une des journaux et l'émerveillement du profane devant notre destin en or. Aujourd'hui, la destruction des forêts, l'extermination des grands fauves, la raréfaction des espèces, la désertification des grandes prairies, l'empoisonnement des eaux, la mort des océans et le réchauffement de l'atmosphère sont au menu du spectacle quotidien. Les sagas hollywoodiennes projettent cet avenir de fin du monde en accéléré, de telle sorte que la réalité présente nous apparaît somme toute comme un moindre mal.

Ce grand spectacle en direct qu'est la destruction de notre milieu de vie, ces cauchemars de science-fiction, sont-ils le début et la condition d'une nécessaire réaction? Ou sont-ils plutôt ­l'expression de la résignation générale? D'être spectateurs ne nous cache-t-il pas que nous sommes d'abord et surtout les ­acteurs de cette dérive?

La pensée sera peut-être éventuellement détachée de la vie. Le destin des livres anciens était d'être retrouvés en fragments dans quelque urne scellée de cire au fond d'une grotte ou dans quelque monastère du Caucase, en traduction arabe ou armé­nienne. Si l'on a le temps de transférer les fonctions de l'esprit humain dans quelque indestructible cristal, l'avenir des œuvres d'aujourd'hui est peut-être de survivre quelques millions d'années sur une Terre déserte ou dans des artéfacts interstellaires. Avec de la chance, on y aura ­inclus des logiciels pour notre recons­titution matérielle!

Le physicien Brian Greene, auteur avec quelques autres de la théorie des cordes, estime que la totalité des lois fondamentales de l'univers seront connues tôt ou tard, et peut-être plus tôt que tard. Cela se peut, mais cela devient de plus en plus une course entre la recherche et notre extinction comme espèce.

Tourné vers le pays des chasses éternelles, l'homme n'a pas eu d'yeux pour la nature. Il n'en était pas «le centre», comme le veut un célèbre raccourci philosophique, il se pensait au-dessus et bientôt, espérait-il, ailleurs. La nature est pourtant notre liquide amniotique. Les saisons nous la faisaient voir comme un constant et misérable recommencement. Mais les cycles sont une illusion : la nature change, elle ne se répète pas…

La chance de la nature, enfin — mais il est bien tard —, c'est qu'il ne nous reste qu'elle comme religion. Dans quelle mesure cette liturgie nouvelle n'est-elle qu'un néoromantisme, après 150 ans de culte du ­progrès industriel? Ou est-ce un retour au panthéisme, après des siècles de querelles de théologiens? Voici la nature enfin révérée, d'où tous ces petits jardins, urbains, japonais, en pots, mini-nature de théâtre... Mais cela n'est que rite, ce n'est pas la biodiversité. Encore une fois, nous restons en dehors de la nature, étrangers. Et en instance d'éjection, sans passeport pour ailleurs.

Or, l'humanité disparue, quelle est l'importance du monde? Oui, j'entends les protestations et les hurlements! J'entends les nouveaux Savonarole de laboratoire dire que la vie, c'est bien plus que le passage de l'homme sur terre et que rien n'est perdu tant que quelque bactérie ou mycoplasme survit à notre insigni­-­fiante espèce. Mais si vraie que soit cette idée, elle n'a de réalité que dans la tête de l'homme; après lui, ­personne pour la penser et la dire.

Anatole France est passé de mode, mais on y trouve encore quelques beaux koans à méditer : «La terre n'est qu'un grain de sable dans le désert infini des sables, mais si l'on ne souffre que sur la terre, elle est plus grande que le reste du monde.»

Jean Paré est Officier de l'Ordre national du Québec et membre de Conservation de la nature.